LaDonna Adrian Gaines, plus connue sous le nom de “Donna Summer”, n’a pas adopté ce nom de scène pour sa disposition à chanter des tubes de l’été (comme je l’ai longtemps cru), mais en raison d’un bref mariage avec un dénommé “Helmuth Sommer” et des conseils de Giorgio Moroder et Pete Bellotte, les producteurs notoires de l’essentiel de son répertoire. Donna est à l’été de son succès quand elle sort l’album “Bad Girls” en 1979, sur lequel figure “Hot Stuff“, qui ouvre l’album et sera l’un de ses plus gros tubes, mais on trouve aussi ce “Walk away”, plus en retenue, et qui referme le sillon de la face A.
De son côté, sans connaitre le succès fulgurant de la Donna, J.R. Bailey joua quelque beaux seconds rôles en backing-vocals d’Aretha Franklin et Roberta Flack. Il publia également deux albums solo sur le premier desquels on trouve ce “After Hours” sorti en 1974:
Le morceau commence par une petite intro en Si bémol mineur, qui ne dure que le temps d’une petite montée en arpèges sur quatre mesures, pour finalement basculer en Fa mineur, qui est la tonalité principale de ce morceau. Un moment transitoire donc, mais un moment amené à durer…
Il faut aller voir sur le site d’Arte l’excellent documentaire de Thibaut de Longeville consacré à DJ Mehdi, qui à travers la figure de cet électron libre décédé accidentellement à 34 ans (quelques mois avant Donna Summer), retrace tout un pan de l’histoire de la scène musicale parisienne entre les années 1990 et 2010.
C’est après être passé du rap old-school à l’électro de la french-touch naissante que Mehdi compose en 2008 ce “Pocket Piano”, qui transforme le riff transitoire de Bailey en un vrai thème musical, soutenu par le motif transposé des accords de Donna Summer (le renversement de certains accords me laissent penser qu’il l’a en fait plutôt rejoué que samplé, mais la madeleine est là). Il développe intelligemment ce thème par une basse qui vient faire progresser son harmonie selon une cadence mineur assez classique i-III-iv-V, puis place judicieusement quelques drops pour faire monter la sauce… Et voilà!
Ce qui est amusant, c’est que le motif de Bailey, qui rentre un peu avant la troisième minute, se répète en boucle à l’intérieur de cette progression et semble lui aussi vouloir se résoudre, comme une cadence imbriquée à l’intérieur d’une autre. Ou comment mettre en boucle ce qui ne cesse de vouloir de résoudre, c’est à dire retarder le moment le plus attendu d’une progression musicale — sa résolution, et jouer de cette frustration apte à exciter le public.
Plusieurs morceaux de la French Touch utilisent cette technique de galvanisation des foules, les exemples les plus explicites étant probablement le titre “One more time” des Daft Punk, qui se plait à faire durer encore une fois la fin d’une cadence qui ne se résout jamais, ou bien “Music sounds better with you” de Stardust, qui sample une intro de Shaka Khan usant déjà de ce procédé, mais en l’extrapolant ad-libitum.
Extraire des moments de climax et les mettre en boucle, figure de style de ce début de siècle qu’on retrouve du sampling musical aux images Gif animées, telle est peut-être la recette de la résurrectine mise au point par le professeur Martial Canterel dans le Locus Solus de Raymond Roussel. Le narrateur nous y décrit cette invention, qui fait revivre les morts dans un pantomime en sillon fermé:
Par suite d’un curieux éveil de mémoire, ce dernier [le mort] reproduisait aussitôt, avec une stricte exactitude, les moindres mouvements accomplis par lui durant telles minutes marquantes de son existence ; puis, sans temps de repos, il répétait indéfiniment la même invariable série de faits et gestes choisie une fois pour toutes. Et l’illusion de la vie était absolue : mobilité du regard, jeu continuel des poumons, parole, agissements divers, marche, rien n’y manquait.
En 2018, en hommage au DJ français, l’orchestre Lamoureux interprétait cela: des fragments de musique des défunts Jimmy Bailay et Donna Summer, sélectionnés et ré-arrangés en boucle par le défunt Mehdi, puis ré-arrangé pour orchestre symphonique par le compositeur Thomas Roussel (ça ne s’invente pas) — une série de faits et gestes gravés sur une partition, apprise et répétée en boucle par des instrumentistes jouant de leurs mains, de leurs poumons et d’agissements divers. Rien n’y manquait: l’illusion de la vie était absolue.