En septembre 1996, DJ Shadow sort son premier album, “Endtroducing…”, composé quasi-intégralement d’un savant mixage de vinyls. J’aurais tendance à dire que sa prouesse reste inégalée à ce jour. Et comme j’étais encore proche, à la sortie de cet album, de cette âge où toute découverte musicale prend une tournure sacrée, vous pourrez bien dire ce que vous vous voudrez, je ne vous écouterai pas.
En choisissant méticuleusement chacun de ses samples, fruit de milliers d’heures de fouilles archéologiques dans ces cavernes d’Ali Baba qu’on appelle disquaires, DJ Shadow, de son vrai nom Joshua Paul Davis, assemble de petits bijoux sonores. Les mauvaises langues, qui pensent encore qu’on ne fait de la grande musique qu’avec des instruments classiques, diront qu’il ne faisait qu’enfiler des perles, les connaisseurs savent que Shadow est un joailler hors pair.
Au-delà de sa virtuosité technique, Endtroducing… possède aussi un charme particulier et intemporel, peut-être lié au fait qu’il tisse des styles et des époques différentes, comme si elles avaient toutes lieu au même moment, ici et maintenant. C’est un album qui n’est ni joyeux, ni triste, tout comme les émotions qu’on ressent dans une journée ne sont ni joyeuses, ni tristes, mais bien souvent un mélange de plusieurs sensations, qui se superposent et s’interpénètrent bizarrement, avec lesquelles nous tissons des liens et tentons de faire un assemblage, ici et maintenant.
Un jour que je faisais les balances pour une installation sonore dans le parc Raspail de Cachan, je n’avais que ce morceau de Pekka Pohojola sur mon disque dur, que j’envoie donc vers la table de mixage afin de tester la sono. Il y avait quelques promeneurs dans le parc, des vieux parcourant les allées pensivement, quelques jeunes mamans derrière leur poussette, quelques joggeurs et joggeuses absorbés par la synchro de leur bpm cardio avec celui de leur casque audio, et quelques parents accompagnant leur petits cyclistes, dont certains proches de mon âge se sont arrêtés nets, dé-concertés quand d’autres accords, puis une guitare, sont arrivés à la place de la batterie qu’ils attendaient.
Les petits footballeurs, quant à eux, ont poursuivi balle au pied leur course folle sur la pelouse, les ados ont continué téléphones en mains leurs discussions exaltées, avec pour quelques un.es d’entre eux chez qui la musique déclenche immédiatement une réaction physique, l’esquisse d’un mouvement de danse, portant la trace inconsciente des souvenirs de moments qu’ils n’ont pas encore vécu.