Les nombres sept et trente-sept ont beau être chanceux, “y’a des jours comme ça où tout ne va pas pour le mieux“, nous disait Kool Shen quand il avait de la fièvre pendant des heures (les nombres 38, 39, 40 n’étant pas chanceux).
“8 million stories“, du groupe qu’on appelle une tribu qu’on appelle quête, relate une de ces sales journées, de celles qu’on a oublié de commencer par un petit étirement ou une toilette des tympans en bonne et due forme. De là, rien ne se passe comme prévu et le reste de la journée suit inexorablement la loi de Murphy: voiture braquée, portefeuille volé, oubli de fer à repasser, veste cramée, rendez-vous raté.
À l’inverse d’un certain nombre de rappeurs nombrilistes, qui s’apitoient sur leur sort personnel à chaque nouvel album, Malik Izaak Taylor, plus connu sous le nom de Phife Dawg, rappe ici la poisse quotidienne de tout un chacun en croquant sa cocasserie. Ce ne sont pas ses propres problèmes personnels (bien qu’il eut sa part, mort de complications diabétiques à 45 ans), mais ceux de ses millions de concitoyen·nes new-yorkais·es —ce que vient rappeler le titre, qui reprend une phrase de fin du film “Naked City” réalisé en 1948 par Jules Dassin (oui, le père de Joe):
Le rap regorge de textes de ce type, qui s’inscrivent dans une double tradition de complaintes et de chants de travail, dont on peut tirer le fil au moins jusqu’au moyen-âge (à défaut d’avoir beaucoup d’autres traces avant cette époque, la parole du vulgus pecus étant moins souvent consignée que celle des moines et des bourgeois). Les complaintes étaient colportées par les troubadours et relataient les infortunes de telle ou tel personnage. Elles poursuivent par la suite leur diffusion grâce aux colporteurs, telle la complainte de Mandrin, robin des bois de la région du Dauphiné au XVIIIè siècle, dont l’histoire finit bien mal.
De l’autre côté, les chants de travail servaient autant à donner un rythme aidant aux tâches répétitives, qu’à conjurer sa pénibilité. Chants des porteurs de palanquins en Égypte ancienne, chants des forgerons andalous, chœur des lavandières en Italie, chant des cuisinières africaines autour du pilon, chants des tisserandes et des canuts : leur origine est probablement plus ancienne encore que celle de la complainte. Les esclaves afro-américains ajoutent à ces chants une part de mélancolie, liée à la fatalité d’une situation que rien ne semble pouvoir changer et inventent le “blues“, qui contribuera paradoxalement à la faire changer.
“I woke up this morning” est la formule consacrée pour introduire la liste de ces tourments. Les hommes la finiront généralement par un “… and my baby’s gone“, ou bien “…and I was in my bed alone” ou encore “… and my baby’s gone“. De son côté, Robert Johnson cherche ses chaussures, qui sont à peu près tout ce qui lui reste avec ses chansons. Les femmes étant toujours plus mal loties, Elisabeth Cotten n’a même plus ce luxe, ses chaussures ayant été saisies avec son chapeau et tout le reste:
Pawn my hatPawn my shoesPawned everything that I could use
Guitariste de jazz originaire de Rio de Janeiro, Djalma de Andrade est plus connu sous le nom de “Bola Sete” —”Boule [numéro] sept”, en brésilien—, sobriquet que les autres membres d’un groupe de jazz lui avait donné en référence à la boule noire du Snooker (qui porte le numéro sept), car il était le seul noir de la bande.
Il joua notamment avec Dizzy Gillespie et Vince Guaraldi, reprenant des standards de jazz et des musiques traditionnelles brésiliennes, et composant également ses propres musiques, comme ce “Bettina” publié en 1971 sur l’album “Workin’ on a groovy thing“, et dont le riff servira justement de groove pour le texte de Phife Dawg. “8 millions stories” est un sleeper hit song, comme on dit aux USA pour désigner un succès tardif, qui suit une sortie passée relativement inaperçue, parce que ce n’était pas le bon jour. Grâce à la boule No 7, la chance a tourné.
