Another year and then you’d be happyJust one more year and then you’d be happy
J’ai découvert la vaporwave, comme nombre d’autres, en tombant sur ce morceau d’un certain “Chuck Person” et, pour une raison inconnue, ce son réminiscent des années 1980 m’a attrapé les tripes et en a fait un double nœud gordien, qui m’a fait réaliser qu’il était peut-être temps que je fasse une psychanalyse musicale, afin de pouvoir couper le cordon et me défaire des avis tranchés sur le kitsch de la décennie où je suis venu au monde.
J’ai suivi quelques cours de saxophone pendant mes jeunes années, avec différents profs se succédant dans l’école de musique de mon village, et je me souviens de l’un d’eux me disant une fois, sur un ton grave, qu’on appelait cet instrument “saxophone” ou “sax”, mais jamais au grand jamais: “saxo”. Je pense que le terme “saxo” renvoyait mon prof à un kitsch détestable, dont je percevais les contours (sans bien les comprendre, du haut de mes 10 ans) dans cette compilation éponyme estampillée RFM, que m’avait offerte mes parents. Il y avait même un autocollant “vu à la TV” sur certains disques, gage certain de qualité, et effectivement la pub valait le coup d’être vue.
J’ai du écouter ce CD des centaines de fois (oui, c’était avant internet, et à 10 ans, en dehors de la radio FM, on écoutait beaucoup le peu de disques qu’on avait). J’en retirais une grande fascination et une pointe de suspicion, car si cette compil appâtait le mélomane en ouvrant avec du Charlie Parker (quoiqu’un de ses morceau les plus mellow, “Lara“, et dans sa version lisse “remixée” par Lenny Niehaus pour le film de Clint Eastwood), la suite du disque était composée quasi exclusivement de reprises pop par un certain “Duke Taylor”, dont les deux faces de la pochette contribuent à éclairer sa préférence à garder l’anonymat (comme celui des musiciens dont j’avais déjà parlé dans un précédent post).

Une fois Parker parti, on enchaine donc sur du Duke Taylor période RFM-Jazz-New-Age, qui entame ce titre “entendu à la TV”: Baker Street. Car si l’intro de Careless Whisper vient rapidement à l’esprit quand on associe les mots “saxo” et “années 80”, le refrain de Baker Street demeure un riff qui a marqué durablement cet instrument et possiblement contribué à ce que certains décident de le nommer “saxo”. Il est même possible que des raisons similaires aient plus tard poussé des commerciaux de Citroën à trouver l’idée excellente de donner ce nom à une petite bagnole, qui fait tuut-tuut comme un “saxo” (modèle qui fut, je le reconnais, ma fidèle première voiture, avant une rencontre infortunée à 130km/h avec un chien errant, qui avait décidé de traverser une autoroute Serbe au même moment que moi, et qui démontra la supériorité du chien sur la saxo, en lui survivant plusieurs minutes). Si vous pensez que j’exagère, Richad Ingham auteur du très sérieux ouvrage “The Cambridge Companion to the Saxophone“, vous apprendra que je sous-estimais encore l’ampleur de cette affaire:
L’année 1978 vit l’apparition de ce que l’on pourrait appeler le « phénomène Baker Street ».(…) Personne ne sait vraiment pourquoi, mais suite au succès (et à la diffusion massive) de ce morceau, il sembla que tout groupe digne de ce nom se devait d’intégrer un saxophone. Peu après, une part considérable des publicités télévisées mettait en avant un ténor à la voix suave ou un alto plaintif, et au milieu des années 1980, le saxophone devint l’instrument préféré des jeunes musiciens débutants.
Et voilà l’innocence de mes 10 ans désintégrée, me transformant en un pur produit du capitalisme audio-visuel de masse des années 1980. Comment continuer à vivre normalement après un tel coup sur la nuque? C’est probablement ce que Daniel Lopatin, alias “Oneohtrix Point Never“, avait compris lui-aussi, quand il publia ses “Eccojams” sous le pseudonyme de “Chuck Person“. Cet autre enfant de la génération X (né en 1982) embrasse tout le kitsch des 1980’s, en reprenant par exemple les éléments graphiques du jeu video Ecco, the dolphin.
Car oui, parenthèse nécessaire: s’il existe un animal totémique des années 1980, c’est bien le dauphin, qui doit probablement sa gloire soudaine au développement d’une série de Marineland dans les années 1960/70, en parallèle des succès télévisés de la série “Flipper le dauphin” et des expéditions du commandant Cousteau, durant la même période. Cette engouement pour la deuxième espèce la plus intelligente après les souris (d’après cet excellent documentaire) culminera probablement, en France du moins, avec le succès du “Grand Bleu” de Luc Besson. Sa bande-son iconique fut d’ailleurs le premier CD acheté par mes parents, ce qui me permit d’écouter le miaulement des dauphins en boucle, et en qualité laser comme chacun·e sait. Comme un doute m’assaille à l’instant où j’écris ces lignes, je suis allé vérifier un terrible pressentiment, et le site de l’INSEE me renvoie la brutale évidence de sa réponse, avec ce graphique qui fera probablement flipper la Delphine.

Trêve de parenthèse, Lopatin choisit ainsi ses samples parmi les titres les plus glorieux des années 1980, contenant tous les ingrédients chimiques autorisés durant cette époque rick’n roll: un nappage de synthé Roland dégoulinant, une boite de rythmes TR-808, une caisse claire délayée dans la réverb d’un hangar (ici ou là, il y a comme un écho de dauphin 🤔), une guitare en stéréo-chorus jouant les cocottes à l’arrière, une basse aussi lisse et ronde que si elle sortait du four d’Eric Serra, voire une pincée de Yamaha-DX7 et son marimba MIDI de-ci de-là, un zeste de flûte Shakuhachi pour les plus zélées, et point d’orgue mais un “saxo“, donc, finissant d’enfoncer la cerise dans la crème.
La génération X, sensibilisée à la vie des dauphins durant son enfance par une décennie de culte frôlant l’absurde, se dira une fois adulte qu’il serait peut-être temps de mettre fin à deux choses: faire sauter ces mammifères marins habitués aux grands espaces à travers de petits cerceaux enflammés, et jouer des solos de saxo suaves et sans fin sur des accords synthés MIDI. À partir des années 2000, on voit ainsi la fréquentation des Marineland chuter progressivement et ces méga-bassines fermer les unes après les autres.
Quant aux synthés MIDI, pour conjurer ce mauvais sort de l’histoire par la catharsis, Lopatin met les platines en boucle, rétrograde les 45 tours sous la barre des 33 RPM, et pratique juste assez le dé-tuning pour faire dérailler ces bolides lancés à pleins tubes sur la rainbow-road du succès. Les fragments de couplets éjectés de leur rutilantes carcasses deviennent, hors-contexte, une nauséeuse rengaine, qui ressasse l’échec patent d’une vie romantique commercialisée sous blister.
Another year and then you’d be happyJust one more year and then you’d be happy
En cherchant la provenance du sample utilisé dans ce titre d’Eccojam, je découvre qu’il provient justement de… Baker Street. Me voilà guéri, par une thérapie vomitive, et je peux maintenant ré-écouter ce “no direction home” des années 1980 dans toute son épique gloire, une larme de nostalgie dans l’œil.
Another year and then you’d be happy
Just one more year and then you’d be happy
But you’re cryin’, you’re cryin’ now