Comme le disque dur de Tony était toujours plein à craquer de mp3 en tout genre, il m’en avait partagé quelques dossiers en vrac, dont cette compilation “Strange pleasures Ep” qui contenait ce morceau au titre et à la sonorité mystérieuse : “Generentola – La Gata”.
Durant ma résidence à Sofia en 2006, j’avais pour colocataire Toni Dimitrov, DJ et musicien électronique sous divers monikers, producteur d’émissions sur la scène contemporaine électro, la philosophie d’un monde post-global, et animateur sur l’excellente radio libre de Skopje “Kanal 103” (prononcer “kanal sto-tri”). Toni venait notamment à Sofia faire un décrochage pour la “méta-radio” Radia, projet initié quelques mois plus tôt et rassemblant une vingtaine de radios indépendantes en Europe. Je ne saurais que trop recommander d’ajouter ces web-radios à votre playlist VLC, car vous ne les trouverez malheureusement pas sur les plateformes Spotify & co (à part les radio campus d’ici et là, les plateformes ayant bien flairé qu’il y avait là un marché d’avenir à conquérir).
J’étais incapable d’en comprendre un mot. L’Internet (celui de 2005) m’avait bien dit que “Cenerentola” (avec un “C” et non un “G”) était le nom italien de Cendrillon, mais après avoir demandé à une amie italienne ce que racontaient les paroles, elle me confia qu’elle-même ne comprenait pas grand chose à ce dialecte, qui lui semblait plutôt être une sorte de Napolitain. Quelle était la provenance de ces chants guerriers? Un rituel des sorcières du Bénévent préparant leur potion et frappant la marmite de leur balais? Des femmes de mafioso faisant du slam en tapant sur de vieux bidons d’essence dans un ghetto de Chicago? La version primitive de la cérémonie de guérison de la tarentule avant qu’elle ne se tarentelle? Le mystère s’épaississait.
Ce n’est que des années plus tard que j’ai découvert l’origine de ce morceau, au détour d’une dérive sur youtube. Il s’agit d’une composition de Roberto de Simone pour un opéra nommé “La Gatta Cenerentola” créé en 1976, qui propose une ré-interprétation moderne du conte de Cendrillon (que les italiens connaissent sous cet autre titre, par la version fixée par Giambattista Basile au XVIè siècle, quand les français connaissent la “Cendrillon” de Perrault). Durant cette pièce, un chœur de lavandières entonne cet hymne, dont Google échoue à traduire les paroles en dialecte original, mais qui parle d’amour, de mort, de rêve, de lune, de sexe, de colère, de joie et de blanchisserie (pour qui veut le détail, une traduction en italien moderne est disponible ici).
Le blog de Doktorak-Go! de Mathieu Arsenault nous fournit quelques infos supplémentaires sur l’origine de cette pièce, ainsi que les raisons qui l’ont amenée à devenir un tube de la scène montréalaise dans les années 1980 et finir sur cette obscure compilation de New Wave qui me l’avait fait connaître:
La Gatta Cenerentola était une réinterprétation radicale du conte de Cendrillon en dialecte napolitain, écrite en 1976 par Robert De Simone qui, dès les années 60, avec entre autres la compagnie NCCP (Nuova Compagnia di Canto Popolare), réinvente et redécouvre les sources de certains contes traditionnels. Les découvertes qu’a faites De Simone dans le cadre de ses recherches ethnographiques rappellent à plus d’un égard la tradition celtique du Wicker Man par l’évocation d’une sous-culture foncièrement païenne en plein coeur de la campagne napolitaine, apparemment préservée de toute influence du catholicisme. La pièce de De Simone puise à même la culture de cette communauté matriarcale de bergers et de fermiers fondée sur des relations complexes, hautement ritualisées et riches d’une tradition musicale singulière. Cette pièce, tirée d’un court opéra composé par De Simone, constitue un de ses moments les plus intenses, et intitulée “Secondo Coro Delle Lavandaie”, préfigure étrangement un certain son de la scène No-Wave new-yorkaise, des Slits ou des Kleenex, par exemple.