16 — Le monde est à vendre

Le développement de l’aviation a drastiquement rétrécit la planète depuis le début du XXè siècle: il devient possible d’aller à l’autre bout du monde en quelques heures, quand il fallait des semaines, voire des mois, auparavant. Cette révolution des transports marque à la fois le début du tourisme international (avec des compagnies comme Thomas Cook, qui opéra de 1841 à 2001) et du business international. Un terrain de jeu enfin à la taille des mégalomanes, qui donne naissance à un slogan qui passera par toutes les agences de pub des compagnies aériennes: le monde est à vous.


 

Le titre de Nas, paru en 1994, emprunte très probablement au film Scarface, réalisé en 1983 par Brian De Palma et racontant l’ascension vertigineuse de Tony Montana, en tant que caïd du commerce international de cocaïne, et sa chute brutale, quand le clan dont il a voulu s’émanciper le rattrape et le troue de balles dans sa prestigieuse villa. Un énorme succès au box-office et un film qui devient culte, en particulier dans le milieu du [gangsta]-rap, qui le cite à tour de bras. Le film “La Haine” de Mathieu Kassovitz, sorti un an après ce titre de Nas, y fait aussi référence dans une séquence où Saïd tagge une affiche et la reformule de la même manière que le rappeur new-yorkais.

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Ce slogan apparait à deux reprises dans le film de De Palma: une première où il figure sur un zeppelin, pour la publicité de la compagnie Pan American Airlines, puis à la fin du film, quand Tony Montana tombe de sa balustrade dans un bain de sang, sous une statue arborant cette devise faite sienne.

Mais ce message apparaissait déjà en 1932, dans la première adaptation cinématographique de la nouvelle d’Armitage Trail (publiée deux ans plus tôt) et inspirée par la vie d’Al-Capone, à qui on donnait ce nom en raison d’une cicatrice sur la partie gauche de son visage. On la voit apparaitre en lettres lumineuses sur le toit d’un immeuble, pour la publicité de [Thomas] Cook’s Tours, et Tony Montana meurt criblé de balles (mais celles de la police dans cette version) au pied de ce même immeuble.

Cette première adaptation, réalisée par Howard Hawks, fut coproduite par un certain Howard Hugues, dont la vie incarna particulièrement cette nouvelle devise de la mondialisation, lui qui fût aussi aviateur et un homme d’affaire excentrique parmi les plus riches des États-Unis.

La même année où il produit Scarface, il crée son entreprise d’aviation et entreprend de construire l’engin le plus rapide du monde. Pilote à la tête brulée (au sens propre comme figuré, il survivra à quatre crashs aériens), il se fait engager sous une fausse identité comme bagagiste pour American Airlines, où il devient rapidement co-pilote (catch me if you can!). Durant la décennie qui suit, il bat ainsi plusieurs record de vitesse dans les avions construits par la Hughes Aircraft Company. Le 14 juillet 1938, il achève un tour du monde en avion, en seulement 91 heures, soit deux fois moins de temps que le précédent record, et en survolant illégalement l’Allemagne de Hitler au passage. 

En 1939, il rachète la Trans World Airlines (plus connue sous l’acronyme TWA), dont le nom annonce d’emblée la mission: être une organisation à échelle mondiale. C’est une des premières compagnies à organiser des vols transatlantiques, l’autre étant sa principale concurrente: la PanAmerican Airlines. En parallèle, Hugues continue de produire des films, rachète la société de production RKO et sort avec de nombreuses actrices dont Bette Davis, Audrey Hepburn, Ginger Rodgers ou Ava Gardner…

A partir de 1968, Howard Hugues s’installe dans le Desert Inn, un hôtel de Las Vegas où il s’installe et vit cloitré, gérant toutes ses affaires par fax et téléphone. Afin de s’éviter des problèmes avec les gérants qui veulent le mettre dehors, il rachète l’hôtel (ainsi que plusieurs autres de Las Vegas), dans un geste que n’aurait pas renié Bruce Wayne (selon certains, Howard Hugues aurait d’ailleurs inspiré le personnage d’Iron Man). Bref, les affaires vont bon train.

Bruce Wayne buys the hotel

Au même moment à New-York, le pianiste Ahmad Jamal est lui en plein bad-trip. Ses affaires vont mal et il est épuisé après s’être aventuré dans de multiples projets sans succès, dont l’ouverture d’un club-restaurant qui ne dure pas un an, et un divorce. Il décide de se recentrer sur la musique et sort “The Awakening“, un album en trio, qui sera une vraie renaissance et un succès pour la critique. La progression qu’on y entend à la minute 4’58 est samplée par le producteur Pete Rock dans le morceau de Nas.

De son côté, Howard Hugues s’enfonce dans l’isolement, et des aiguilles de morphine et de codéine en intramusculaire. Les séquelles de plusieurs crashs aériens dont il avait réchappé, des troubles obsessionnels-compulsifs et une neuro-syphilis affectent sa santé mentale. Il se met à regarder des films en boucle, vivant nu et reclus, ne se coupe plus ni barbe, ni cheveux, ni ongles, par hyper-sensibilité. Il meurt en 1976 dans un jet le ramenant de son penthouse d’Acapulco vers un hôpital de Houston, tellement méconnaissable que le FBI doit prendre ses empreintes pour attester son identité.

Au même moment, Ahmad Jamal sort l’album “Steppin out with a dream” sur la pochette duquel il s’affiche en dandy, devant un décor de courses hippiques. Cet album ne rencontre pas un succès démesuré, mais Ahmad Jamal s’en tape pas mal. Le succès critique de “The Awakening” lui a permis d’enchainer les concerts, les tournées et les enregistrements, fort d’une notoriété qui lui laisse la liberté d’expérimenter sans avoir plus rien à prouver… Le monde est à lui.

La suite demain!

Author: Vincent

Independant R&D engineer and artist, crafting digital instruments for audio/visual live performances, installations and interactive applications. I post some of my works and news on this site.