#12 — Beethoven ou qui que ce soit

La chaîne Youtube “V-Sauce” posait un jour cette question “Serons-nous un jour à court de nouvelles musiques ?” et s’attelait à y répondre méthodiquement, en calculant notamment le nombre de mélodies différentes qu’il était théoriquement possible de jouer. Je ne voudrais pas divulgâcher la réponse, mais le fait est que les musiques nouvelles ne manquent souvent pas de faire écho à d’autres œuvres, dans un grand bégaiement de l’Histoire, qui recrache à intervalles irréguliers les mêmes thèmes, rejoués différemment par des artistes qui s’interpellent comme des bergers depuis les différents versants d’une même vallée, leurs cris reliant la distance spatio-temporelle qui les sépare, dans une transe humaine en transhumance, guidés par l’esprit du grand Tout, le grand Toutou qui est partout Patou, mais pardon je m’égare.

En l’an 1809 de cette folle aventure humaine, Beethoven écrit sa Sonate no 26, dite “Les Adieux”, pour son élève (et patron), l’archiduc Rodolphe d’Autriche, qui doit faire sa malle alors que Napoléon débarque sur Vienne avec son petit air belliqueux. Cette pièce comporte trois mouvements : Les Adieux, L’Absence et Le Retour, et il y a au début de ce dernier mouvement un petit passage assez étrange, une suite d’appogiatures qui donne l’impression de grappes de carillons. On peut les entendre dans cette version de Daniel Barenboim, à partir de 12:35 — Barenboim qui, à 81 ans, dirigeait en octobre dernier son dernier concert en tant que directeur musical du Staatsoper de Berlin. Big up, Daniel.

Dans un style légèrement différent, on retrouve ces ornements dans le thème de “The Salmon Dance” des Chemical Brothers et son clip loufoque de mer.

Un autre musicien a récemment utilisé cette figure mélodique dans une de ses chansons, dont le clip vidéo a nécessité le rajout de graduations supplémentaires sur le loufoque-o-mètre.

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#11 — De zéro à soixante-huit

Producteur de l’ombre New-Yorkaise, dont on trouve à peine la trace d’une bio sur le web, Jean Guillaume Daval, aka DJ Preservation, n’en a pas moins collaboré avec quelques pointures du hip-hop, de Mos Def dont il a produit l’album “The Ecstatic” (et qui l’honore d’un “Preservation makes the greatest hiphop” dans le titre “Quiet Dog Bites Hard“) ou bien avec le Wu Tang Clan, qui fera même un morceau à son blase. Son nom ainsi que celui de son label “MonDieuMusic” et ses multiples références francophiles laisseraient supposer de possibles origines dans l’hexagone, mais l’absence patente d’info sur Preservation pointe plutôt vers le triangle des Bermudes, voire le cercle des poètes disparus. Une géométrie variable à la discrétion surprenante qui fait de la recherche google “DJ Preservation” “Jean Guillaume Daval” un véritable googlewhack à ce jour.

Peu d’égo mais du goût —il sort en 2013 l’album “Old Numbers” sur lequel collaborent plusieurs artistes, dont le réalisateur Jim Jarmush, qui y lit un poème de Gary Grice, aka GZA — The Genius, un des membres fondateurs du Wu-Tang Clan. Le texte intitulé “L’importance du O, sa forme, ce qu’elle signifie pour moi et quelques unes des choses auxquelles elle me fait penser” se pose sur une boucle aérienne construite sur un sample venu là encore directement du centre de l’hexagone, qui se situe, comme chacun sait, un peu plus haut que le centre, et au centre du cercle.

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#10 — Fraises tagada forever

Le mix final de “Strawberry Fields Forever” est connu pour être un coup de maître de George Martin, le fameux producteur considéré comme le 5ème Beatles, et de  Geoff Emerick, leur ingé son parfois qualifié de 6ème Beatles, tant il a lui aussi contribué à l’œuvre des Blattes, pardon, des Scarabées, c’est comme ça qu’on dit en France. Car l’enregistrement final est en fait un subtil montage de bandes analogiques entre deux prises totalement différentes.

Tout d’abord la prise no 7, une version simple avec le groupe, joué à un tempo nonchalant, et dont Lennon aimait bien la première minute.

Mais John aimait bien la fin de la prise no 26 enregistré avec l’orchestre, à un tempo plus allant et jouée un ton plus haut.

Du coup, quand Lennon a demandé à George Martin de faire un montage des deux versions, il a probablement du répondre un truc du genre “Eh ben… en fait, John… tu sais… c’est pas si simple… parce que bon…tu vois…” auquel John aurait coupé court par un “You can fix it, George”. Démerde-toi, quoi, nous on va boire des pintes.

Dans le froid londonien de ce 22 décembre 1966, il faudra le talent des deux chimistes du son pour opérer ce mélange impossible et distiller l’élixir qu’on connait au final. La transition a lieu au bout d’une minute, on sent juste le timbre de voix de Lennon qui change un peu, du fait d’avoir ralenti la bande de la version orchestrale, pour la ramener dans la même tonalité que la première partie.

Il est peut être difficile d’entendre dans ces précédentes versions l’extrait utilisé par deux autres chimistes du son, originaires de la rivale Manchester, dans un titre en hommage aux quatre Liverpuldiens. Mais peut-être qu’en écoutant attentivement l’accord tenu à la 39ème seconde de cet enregistrement de l’orchestre seul, des souvenirs vaporeux vous reviendront, accompagnant ce sample du titre: forever.

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#9 — Talking heads, listening heads

Dans les années 1960, Shirley Ellis rencontre le succès avec des chansons pour enfants à destination des adultes, telles que “The Clapping Song”  en 1965, où le public majeur peut enfin retrouver sa candeur d’écolier·e de maternelle en s’adonnant à des jeux de mains et qu’honi soit qui mal y pense. Tom Waits dont nous parlions avant-hier, y fera d’ailleurs référence avec un humour féroce dans sa chanson “Clap hands“, en reprenant non sans délice ce vers d’Ellis: “And they all went to heaven in a little rowboat…”

Il faut croire qu’on ne change pas une recette qui marche, elle avait déjà publié l’année précédente “The Name Game”, des paroles en virelangue sur un twist du même acabit, avec le mode d’emploi inclus dans le texte.

Un peu plus tard au début des années 1980, Chris Frantz et Tina Weymouth s’évadent de Talking Heads, forment “Tom Tom Club” et produisent un album de new-wave acidulée de funk contenant ce tube “Genius of Love”, aux synthés staccato soutenus par un clapping “fait à la main” (avec Sly and Robbie), mais dont le son parait tout droit sorti d’une de ces nouvelles boites à rythme qui marqueront le son des années 1980:

 

Quitte à faire des chansons pour enfants, pourquoi ne pas les faire chanter par des enfants? Un an plus tard en 1982, dans une production très largement inspirée par le son de Tom Tom Club, c’est Stacy Lattisaw, alors agée de 16 ans, qui chante ce titre inspiré du “Name Game” de Shirley Ellis. Elle en est déjà à son quatrième album, ayant commencé dès 12 ans avec l’album “Young and in love“.

Anecdote au passage, le tube “Ring My Bell” d’Anita Ward était originalement destiné à Lattisaw avant qu’elle ne signe sur une autre maison de disque… Now, maybe the tune above rings a bell?

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#8 — Bulletin météoritologique

Durant le mois de juillet 1829, il fait un temps de chien à Paris. Il pleut des cordes, près de 134mm d’après les archives de la station météo Montsouris. Tant mieux, cela évite à Hector Berlioz de prendre l’envie de partir se dorer la pilule au club Med durant ses congés payés, pour la bonne raison que ni l’un ni l’autre n’existent, et qu’il fait moche.

Il a donc tout le loisir de se concentrer sur l’écriture de “Cléopâtre”, une cantate aventureuse et torturée, qui vaudra à Berlioz de ne pas remporter le prix de Rome. Dommage, il lui était pourtant tout destiné cette année là— ayant reçu le second prix l’année précédente, c’était la coutume. Et le prix lui aurait été sans doute remis s’il avait composé une cantate “raisonnable”. Mais non, du haut de ses 27 ans, le jeune Berlioz n’en fait qu’à sa tête et rédige une partition exigeante, recourant à des formes harmoniques nouvelles et destinée à un orchestre fougueux. Tout le contraire de ce que le conservatisme institutionnel attendait de lui. Forcément, il faut dire qu’avec ce temps de chien en plein mois de juillet et cette époque de pleine apogée du romantisme français, on ne pouvait pas non plus attendre d’Hector qu’il nous compose du Moby.

Le pitch du livret de Pierre-Ange Vieillard est simple: Cléopâtre, vaincue par Octave, s’apprête à mourir et dit son dernier mot. Mais romantiquement, donc elle le dit pendant une vingtaine de minutes. Elle se lamente sur la mort de ses ex Jules et Marc-Antoine, et sur le mépris d’Octave envers elle, insensible à ses charmes. Puis elle pleure son déshonneur et invoque les pharaons pour rappeler à Octave sa royauté en élevant, à plusieurs reprises, sa voix … d’une octave, justement. C’est par exemple le cas à partir de 14:14 dans la vidéo ci-dessus, au moment où Cléopâtre hurle son titre de “Reeeeeeeine” dans les vers suivants :

Grands Pharaons, nobles Lagides
Verrez-vous entrer sans courroux
Pour dormir dans vos pyramides
Une reine indigne de vous?

C’est ce moment précis qu’choisi de sampler, 150 ans plus tard, un autre compositeur dans un titre non moins aventureux.

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#7 — Labi fait la manne

L’été dernier, mon pote Ollivier nous faisait écouter ce titre dans la voiture. Je regardais la route, toute en virages, et n’ai donc pas pu voir sa tête, mais je le soupçonne fortement d’avoir scruté le moment où j’écarquillerais les yeux, à l’écoute d’un passage dont le sample est tellement flagrant qu’il en parait presque incongru, a posteriori, dans le morceau original.

OK, certain·e·s reconnaitront aussi un sample dès les premières secondes, mais nous savons tous que ce n’est pas ce dont il est question…

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#6 – Such a scream

J’ai découvert Tom Waits en 1993, peu de temps après la sortie de “Bone Machine”, chez Raymond et Anne-Marie, les parents de mon pote Tonio. J’avais 12 ans et je n’étais pas prêt. Mais leur en suis infiniment reconnaissant.

Cela ne ressemblait à absolument rien de ce que je connaissais jusqu’alors, ni à rien de ce qui passait sur les radios pour ados de la bande FM, qui représentaient alors l’essentiel de ce que je découvrais en musique. Une pochette de disque grand-guignol avec un visage de fou-à-lier surgissant de nulle part, des percussions hypnotiques sur des bouts de rebuts, une guitare qui sent la rouille, une basse distendue (Les Claypool here), un Chamberlain poussiéreux et puis, comme provenant du fond de la vieille grange abandonnée de la rust-belt américaine d’où ce vacarme semblait gronder, la voix de Tom Waits, éructant sa rocaille, relatant des faits-divers sordides sur un ton de fossoyeur perfide, ou proférant tel un ivrogne des prophéties de fin du monde, visionnaire comme un estropié solaire. Les tubes de Nirvana, qui passaient pour les titres les plus sales et sulfureux de mes radios d’ado, devenaient soudainement des comptines de chérubins.

Après “The Black Rider” en 1993, Tom Waits fera une longue pause de six années sans album studio et changera de crèmerie pour passer de Island Records à ANTI-, le tout nouveau label d’Epitaph. Quand sort finalement “Mule Variations” en 1999, je me souviens m’être précipité pour l’écouter. On y trouve notamment ce “Eyeball Kid”, contant l’histoire d’un enfant monstrueux embauché dans une foire aux freaks par un manageur crapuleux, et dénonçant les affres du show-business à grand coup d’images glauques et un régal de répliques sans égal:

I know you can’t speak, I know you can’t sign
So cry right here on the dotted line.

Le kid en question, déjà mentionné dans la chanson “Such a scream” sur l’album Bone Machine,  serait né un 7 décembre 1949, comme Waits, toute coïncidence n’étant pas fortuite.

Comme souvent dans les musiques de Waits, il y a plein de bruits bizarres en arrière-plan sonore. (Il s’amuse d’ailleurs de ce boucan de bric-à-brac  dans le titre “What’s He Building?” sur ce même album). Auriez-vous déjà entendu ces étranges cris rauques qui rythment Eyeball Kid?

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#5 — Une page de pub

Dans le paysage de la musique folk américaine, on ne peut passer à côté de la figure d’Alan Lomax, musicien, musicologue folkloriste et collecteur insatiable de musiques américaines, ayant notamment promu des musiciens tels que Robert Johnson, Woody Guthrie ou Pete Seeger. Il commence dès son plus jeune âge sur les pas de son père John Lomax, lui-même musicologue (ainsi que sa sœur Bess Lomax et son frère John Lomax Jr., c’est une affaire de famille) et pionnier dans le collectage des musiques traditionnelles aux USA auprès de la prestigieuse bibliothèque du Congrès.

Alan Lomax enregistrera un nombre considérable de chants de la communauté afro-américaine, jusque dans les prisons et les champs de coton —contribuant ainsi à une meilleure reconnaissance de la culture afro-américaine, dans un pays encore sujet à la ségrégation raciale. Parmi ses nombreux enregistrements, on trouve ceux-là, extraits du catalogue “Sounds from the South”:

“Joe Lee’s Rock” de Willy Jones, dit “Joe Lee” (plus de détails ici):

ou encore “Trouble So Hard” de Vera Hall (plus de détails ici):

Ces voix sont tellement iconiques que les musiques les ayant samplées seront sans doute identifiées dès les premières secondes, pour celles et ceux qui écoutaient la radio ou la TV à l’aube de l’an 2000.

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#4 — Tournez et hurlez

Les années 60 marquent le sommet des Trente Glorieuses et sont un répertoire inépuisable de musiques dansantes et légères, dans lesquelles puiseront gaiement les groupes des trente années suivantes pour chanter la crise et la dépression. On trouve par exemple cette chanson: “Let the Four Winds Blow”, co-écrite par Dave Bartholomew et Antoine “Fats” Domino et d’abord enregistrée par Bartholomew en 1955.

Elle fut également enregistrée par son comparse, quelques années plus tard en 1961, avec déjà un shuffle rythmique plus prononcé:

 

Ce petit shuffle dut rapidement tomber dans l’oreille de l’un des commerciaux de la Pickwick Records, un de ces labels de musique affiliés à de grandes chaines de magasins, pillant les tubes d’artistes auteurs et inondant le marché d’albums low-cost, en faisant souvent ré-enregistrer ces tubes par des musiciens de studio anonymes, et en les vendant sous de faux noms de groupe. Lou Reed y travaillera d’ailleurs un temps à ses début en tant qu’auteur-compositeur anonyme.

C’est ainsi que dès l’année suivante, ce “Let the Four Winds Blow” devient “Yes she knows” interprété par un certain “Tuby Chess and his candy stripe twisters“, ou bien par “Tuby Chess & orchestra“, à moins que ce ne soit par “George Torres And The Twisters” (pour le public latino, vraisemblablement). On pourrait croire à des noms de groupe et des pochettes d’album générés par IA, mais non, on est toujours en 1961 et le business n’a pas 60 ans à attendre. Ne cherchez donc pas la bio de George Torres ou Tubby Chess; ils n’existent qu’en pochette (je n’ai même pas réussi à trouver les noms des musiciens qui jouent sur ces enregistrements). Et au vu de la pochette, on en déduira que même le graphiste était payé au lance-pierre.

C’est justement cet ersatz plutôt que l’original qui sera samplé, probablement à dessein, par un groupe venant chanter la désillusion des années 1990.

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#3 – L’enfer, c’est (encore) eux

Parmi les groupes qui eurent un succès aussi retentissant qu’éphémère, on peut compter sur eux, “Them”, dont l’histoire commence en 1964 avec un certain Van Morisson au chant. Le groupe ne durera vraiment que deux ans, jusqu’au départ dudit Morrison, mais non sans avoir préalablement mis le feu avec quelques titres, dont le plus célèbre reste sans doute “Gloria” , tube entêtant au texte sulfureux. Un autre Morrison aurait tellement aimé écrire cette chanson qu’il l’a d’ailleurs fréquemment chantée avec son groupe, afin de pouvoir la faire durer en live jusqu’à son paroxysme, parce que tout comme le Van, il aimait bien faire ça lui aussi, le Jim.

Deux années pour deux albums au titres efficaces “The Angry Young Them” en 1965 (connu plus simplement sous le nom: “Them”), puis “Them Again” en 1966. Difficile de faire plus concis. C’est sur ce second opus qu’on trouve le titre: “I Can Only Give You Everything”, tout aussi sulfureux pour l’époque:

… ainsi qu’une reprise de James Brown:”Out of Sight”,  avant que le chanteur à la chevelure de feu ne disparaisse de la vue des autres membres du groupe pour faire cavalier seul.

Et quand on met ces deux morceaux dans un shaker californien au milieu des années 1990, assaisonnés de blips électroniques pour rectifier le pH, on obtient ça:

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