Avec l’arrivée concomitante de l’enregistrement et de la radio-diffusion à la fin du XIXè siècle, la production musicale autant que sa réception ont été affectées profondément et irrémédiablement. En particulier, la musique devient un objet de consommation de masse, avec tout ce qu’on peut attendre d’un tel objet: qu’il soit pratique, peu encombrant et qu’il ne nécessite pas de mode d’emploi.
En parallèle d’œuvres symphoniques modernes trop complexes, ou sérielles trop cryptiques, nait une musique classique dite “légère” pour combler les besoins de films muets ou d’émissions radiophoniques, et au format généralement plus court, praticité oblige. Albert Ketèlbey (1875-1959) gagna sa vie de compositeur dans ce nouveau format et son œuvre la plus célèbre reste sans doute “In a Persian market” composée en 1920, qui préfigure le genre exotica et l’easy-listening, qui envahiront salles d’attente, ascenseurs, supermarchés et répondeurs téléphoniques d’ici la fin du siècle à venir.
À partir de 1932, soit 10 ans après sa création, la BBC commence à diffuser ses programmes dans tout l’empire du Commonwealth, donnant aux musiques qui y étaient programmées une audience qu’aucun Schönberg n’aurait imaginée. C’est probablement pour cette raison que le thème de “In a persian market” a connu un certain nombre de reprises variées, dont ce Persian Cat Ska en 1966, par le jamaïcain Duke “Trojan” Reid (auquel fait référence le fameux label britannique “Trojan Record“).
L’année suivante, c’est au Japon que ce thème est repris, par Takeshi Terauchi et ses Bunnys:
La caravane persane retourne en Grande-Bretagne en 1970 avec “Yellow River” de Christie, reprise cette même année par Joe Dassin avec “L’amérique (Yellow River)” (les paroles n’ont plus rien à voir, car en France, la traduction on s’en carre).
Puis c’est au tour de Jacky James en 1975, de prendre la caravane persane en route avec son “Take My Heart”. Ce français originaire de Bruay-la-Buissière, près de Béthune connait un succès aussi fulgurant (disque d’or en France et dans les charts de plusieurs pays étrangers) qu’éphémère.
Serge Gainsbourg, qui possède un talent certain pour flairer les bons coups, et ne s’est jamais privé d’emprunter aux classiques, ne rate pas l’occasion de repiquer un thème qui a fait ses preuves, ni de venir grattouiller les limites de la morale et de la légalité. Deux ans après le succès de Jacky James, il sort “My lady héroïne” et le marché persan de Ketèlbey lui fournit le bazar idéal pour y vendre un texte épicé aux parfums de souffre et d’opium.
Gainsbarre se plait à y parler de “l’amour platonique” qu’il voue à sa fille dans un texte rempli d’allusions sexuelles, à une époque où la voix des pédophiles ne rencontrait pas trop de problèmes pour s’exprimer sur les plateaux TV. Endossant bon gré mal gré son costume déboutonné de Mister Hyde, sa performance sur le plateau de Christophe Dechavanne en 1986 laisse dubitative sur la part calculée de son jeu (il faisait exprès de ne plus se raser trois jours avant un passage à la TV) et celle subie par lui et son entourage dans ce suicide éthylique en direct et en public, sur la grand-place du marché persan.