08 — O virtus patientiae

Un jour de 1995, mon père m’avait demandé  si je voulais qu’il me ramène quelque chose des États-Unis où il partait pour son travail. Je lui avais dit que s’il trouvait “Pisces Iscariot“, un side-album des Smashing Pumpkins, cela m’éviterait de dépenser la somme déraisonnable d’un “import”, comme on disait à l’époque pour les CDs qui n’étaient pas bien distribués en France. Les disquaires vous vendaient ces objets à prix d’or, grâce à un petit autocollant “import US” collé sur la jaquette, qui attirait comme des mouches les chineurs impatients .

Un disquaire de Chicago a ainsi vu débarquer un french man posant sur le comptoir de caisse ledit album des Smashing Pumpkins, ainsi qu’un autre d’Hildegarde von Bingen, dont mon père avait lu quelques mois plus tôt la biographie par Régine Pernoud. Le vendeur l’a regardé d’un œil dubitatif et lui a dit “you know, it’s not quite the same music“, afin de s’assurer que le latin biblique du titre des Pumpkins ne l’induisait pas en erreur sur leur style musical.

Une précision pour la gen Z et les suivantes: je parle d’une époque où l’on ne pouvait que rarement écouter un album avant de l’acheter (fermez les yeux et essayez d’imaginer un monde sans internet). Dans la pratique, vous pouviez généralement demander au vendeur de le mettre sur sa platine, mais il vous regardait souvent d’un air mauvais en enlevant le blister, comme pour vous signifier que vous aviez fort intérêt à le prendre ensuite. Il y avait donc un côté pochette surprise lors de l’achat d’un disque, pour le meilleur comme le pire, tout cela procurant une dose non-négligeable de dopamine, qui ferait saliver tout ingénieur en technologies persuasives de la silicon valley.

Bref, voilà comment j’ai découvert Hildegarde, sur le tard comme tout le monde, car cela faisait ma foi une petite dizaine de siècles que cette moniale bénédictine de la Hesse rhénane née en 1098 s’évertuait à prodiguer la béatitude alentours par moult actions d’une modernité rarement associée à la période médiévale. Au lieu de se lancer dans de belliqueuses croisades, comme c’était la mode chez les mâles catholiques en ce début de deuxième millénaire, Hildegarde a préféré se consacrer à des activités d’illustratrice, de compositrice, de linguiste, de politicienne, de poétesse ou de phytothérapeute. 

Pour ces raisons évidentes, elle fût déclarée “bienheureuse” dès le XIIe siècle, mais ne fût canonisée qu’un poil plus tard, en 2012 par Benoit XVI. Surfant sur la vague Hildegarde, la papauté profita vraisemblablement de ce regain progressif de hype de l’abbesse au cours XXème siècle, en grande partie dû au travail des historien·ne·s médiévistes, puis des musicologues, qui redécouvrent ses compositions, enfin des musiciens et musiciennes telles que celles et ceux de l’ensemble Sequentia, qui s’attelèrent dans les années 1980 à interpréter et enregistrer ses œuvres.

Sa notoriété, initialement aidée par l’intérêt croissant pour la musique ancienne dans les années 1970, s’engouffra dans le tournant de la spiritualité New-Age des années 1980, avant que la carrière foisonnante d’Hildegarde ne fasse enfin d’elle une véritable icône féministe au tournant du troisième millénaire. De tout temps, les femmes ont su faire preuve d’une incroyable patience.

Outre l’enregistrement de son répertoire propre, son héritage se glisse aujourd’hui dans toute sorte de productions pop: samplée dans l’électro Belfast/Wasted d’Orbital, invoquée par Camille dans son brillant “Tout dit” (qui emprunte plus à Bobby qu’à Bingen), ou Devendra Banhart dans son “Für Hildegard von Bingen” — titre qui me semblait plus anecdotique à la première écoute, mais son texte imaginant Hildegarde veejayant sur MTV sera probablement considéré comme visionnaire, quand le portrait de l’abbesse aura remplacé celui de Frida Kahlo sur les tote-bags des yuppies.

Elle a même donné son nom à la chaine Youtube de “bardcore” Hildegard von Blingin’, qui arrange des tubes de la pop à la sauce donjons et dragons (il y en a plein sur la chaîne, vous pourrez binge(n)-watcher). La popularité du pauvre et preux Godefroy de Bouillon, parti en 1096 convertir le monde au catholicisme à grands coups d’épée, ne connut point de telle remontada. Un conseil pour les jeunes: choisissez bien vos activités avant de signer un contrat d’embauche.

La suite demain!

Author: Vincent

Independant R&D engineer and artist, crafting digital instruments for audio/visual live performances, installations and interactive applications. I post some of my works and news on this site.

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