Au début de l’été 1997, je me souviens d’une soirée chez un ami du lycée, avec qui j’avais quelques affinités musicales. Dans la chaleur nocturne de cette soirée estivale, on se lamentait de la récente mort de Jeff Buckley et nous consolions en écoutant OK Computer que Radiohead venait tout juste de sortir. Je dois à cet ami la découverte, ce soir là, de Keith Jarrett. Faut que je te fasse écouter un truc! me dit-il les yeux brillants, avant de poser le disque irisé du Köln Concert sur la chic et belle chaîne hifi Bang & Olufsen de ses parents. CD vertical et choc frontal, j’étais subjugué.
Le Köln Concert, enregistré en live le 24 janvier 1975, est l’album de piano solo qui s’est le mieux vendu dans le monde, avec quelques 4 millions de copies. Son récent 50ème anniversaire a permis à ECM de rentabiliser encore un peu plus un investissement initial somme toute modique, si on parle du coût de location du piano. Son histoire nous rappelle en effet qu’à quelque chose malheur est parfois bon. Car au 24 janvier 1975, le Keith est de mauvais poil, fatigué d’un trajet de plus de 10h dans une Renault 4L, depuis Lausanne où il jouait la veille, c’est la grève à Cologne et le Bösendorfer Imperial qu’exige le maestro n’est pas arrivé.
On lui propose un Bösendorfer plus modeste, mais il sonne selon Jarrett “like a very poor imitation of a harpsichord or a piano with tacks in it” — “comme une piètre imitation de clavecin ou un piano avec des punaises dedans”. Dans les saloons, les pianistes avaient pris l’habitude de mettre des punaises métalliques sur le feutre des marteaux, afin d’obtenir un timbre plus brillant et tenter de se faire entendre dans le chahut ambiant. Keith Jarrett compare donc le Bösendorfer qu’on lui propose à un piano bastringue… Quand on connait le prix d’un Bösendorfer, ça pose l’ambiance.
On dit souvent que c’est cette contrainte qui a poussé Jarrett à rester principalement dans le registre grave et medium du piano, à improviser d’une manière inhabituelle et finalement plutôt inspirée… Ses ostinatos mélodiques sont plus nombreux qu’à l’habitude, ce qui confère à la musique de cet enregistrement une couleur assez minimaliste, voire pop, tout en offrant quelques moments de virtuosité transcendante.
Quand certains se plaignent des pianos cassés, d’autres les embrassent. Sur son album “Drukqs“, sorti en 2001, Richard D. James a.k.a. Aphex Twin frappe les lettres de son alias sur les marteaux et ouvre cet album avec un titre au piano préparé et au titre imprononçable : “Jynweythek Ylow“, qui signifie “musique mécanique” en langue cornique, un dialecte des Cornouailles. Le piano est ici contrôlé par la machine, et il en sort une musique qui sillonne les “vallées de l’étrange” entre l’humain et le non-humain.
Même sur son tube le plus connu: “Avril 14th“, qui a fait bondir le nombre de mariages organisés à cette date, utilisant AFX en musique de fond pour accompagner les robes meringuées, on sent que le rythme est légèrement trop régulier pour être vraiment humain et que sous ses couverts d’innocente lullaby se cachent quelques punaises, qui trainent sous le sommier, et un monstre au sourire malin. Suffisamment malin pour avoir emprunté à Jarrett son riff: si vous ré-écoutez la partie IIb, autour de la minute 14’30”, vous entendrez comme un écho. Coincidence? I think not!