Dans la profusion de groupes de rock progressif qui émergent dans les années 1970, il y a Supersister, un quatuor néerlandais qui, dans la veine de la scène de Canterbury, incorpore des musiciens dans une géométrie variable et invente un rock trempé de jazz en fusion. Leurs morceaux sautent joyeusement d’un groove funky à un paysage électroacoustique, d’une rengaine populaire à un bebop frénétique dans des morceaux aux durées tout aussi aléatoires.
Ils publient en 1972 l’album “Pudding en Gisteren (Music for Ballet)“, projet musical né d’une collaboration avec le “Nederlands Dans Theater”, qui mourut dans l’œuf après quelques représentations. Reste la musique, et un titre éponyme en fin d’album, qui signifie “Pudding et hier”, ce qui semblerait être une référence à une vieille blague sur l’austérité des années 1950 aux Pays-Bas, époque rejetée en bloc par cette génération en pleine contre-culture. L’heure et le pouvoir sont à l’imagination débridée et Supersister nous offre un titre de vingt minutes qui démarre sur un groove de synthés clavecinant, mais bifurque rapidement sur d’autres chemins…
Dix-huit minutes de road-movie psychédélique plus tard, la piste se termine dans un accident de guitares saturées, sur un tonnerre de roulement de toms et de cymbales. Après ce crash, on pense que c’est la fin. Mais c’est à ce moment (à 18:45) qu’arrive un thème gymnopédique joué par un piano seul, qui vient conclure ces vingts minutes de voyage effréné et nous ramène en douceur à la maison, car nous ne sommes plus en état de conduire.
Ce taxi musical n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Vingt-cinq ans plus tard, James Lavelle (fondateur du label Mo’Wax) invite différents musiciens sur l’album “Psyence fiction” de son projet collectif “UNKLE”, dont Thom Yorke et DJ Shadow. C’est probablement ce dernier protagoniste, véritable encyclopédie vivante du sampling, dont on reconnait la patte sur toute la production de l’album, qui aura déniché ce titre de Supersister. Il reprend ce thème de piano à trois temps, y insuffle un shuffle ternaire de batterie de Talk Talk sur lequel Thom Yorke vient gémir des paroles aussi paranoïaques que dénuées d’espoir, comme il sait si bien le faire:
Je suis un lapin dans vos phares / effrayé par la lumière
Vous ne venez pas me rendre visite / je suis coincé dans ce lit
Des gants fins en latex / Elle rit quand elle pleure
Elle pleure quand elle rit
De gros doigts ensanglantés / Aspirent ton âme
Et l’emportent au loin
À noter aussi, au milieu de la version studio (mais absent du clip), le sample d’un dialogue extrait de “Jacob’s Ladder”, film d’horreur culte réalisé en 1990, qui évoque l’usage possible de drogue pour encourager les soldats à combattre durant la guerre du Vietnam, et le traumatisme psychiques des vétérans. Un fil qui traverse le texte de Yorke et le clip vidéo réalisé par Jonathan Glazer, qui met en scène un Denis Lavant sans domicile fixe, errant dans tunnel routier et combattant ses démons dans un soliloque inaudible, insensible au trafic et seul comme un lapin, aveuglé par les phares, sombrant dans leur lumière.