En 1999, j’avais acheté ce CD “fear of fours” du duo anglais Lamb, un peu par hasard, parce que le titre et la pochette m’intriguait (et parce qu’on faisait comme ça de mon temps avant l’internet et spotify, bande de jeunes). Un mélange de jazz, de sons électroniques, de cordes classiques et de jungle-break-beats qui reflètent vraiment un air du temps très “city life” — les œuvres de Steve Reich et de Goldie étant coïncidemment sorties toutes deux en 1995.
Au milieu du disque de Lamb, le titre “Ear Parcel” commence par un motif de cordes pizz, auquel répond un accord de vibraphone suspendu… et puis derrière, on entend le coassement de quelques grenouilles, la stridulation de grillons et d’autres bruits d’insectes nocturnes; un paysage sonore très cinématographique dont j’ai longtemps imaginé qu’il provenait d’un film…
Et puis un jour, en écoutant “Nature Boy” de Nat King Cole, je me rends compte (c’est quand même chouette, internet) que ce morceau n’est pas de lui, mais d’un certain George Alexander Aberle, plus connu, mais pas trop non plus, sous le nom d’eden abhez (sans majuscules, dont il ne voulait pas).
Né à Brooklyn en 1908, abhez est très tôt orphelin et envoyé par train dans une famille d’accueil du Kansas, d’où il partira au début des années 1940 pour s’installer en Californie. Il menait une vie de bohème aux alentours de Los Angeles et la légende dit qu’il dormait sous le premier “L” du panneau “Hollywood” qui surplombe la ville. Il est vegan, porte barbe et cheveux long, se déplace à pied ou a vélo et s’avère être, avec plus d’une dizaine d’années d’avance, un précurseur du mouvement hippie. Il n’a sorti qu’un seul album intitulé “eden’s island – The Music of an Enchanted Isle“, dans lequel on peut entendre grillons et grenouilles sur le fabuleux “Full Moon“:
eden abhez y décrit son quotidien d’homme simple, vivant au rythme de la nature “dans une vieille cabane au bord de la mer, respirant son air doux et salé“… Il finit son texte par ce qui semble être un clin d’œil au poème d’Arthur O’Shaughnessy : “Ode” (1873), qui outre abhez, influença d’autres artistes, d’Edward Elgar à Aphex Twin :
We are the music makers,
And we are the dreamers of dreams,
Wandering by lone sea-breakers,
And sitting by desolate streams;—
World-losers and world-forsakers,
On whom the pale moon gleams:
Yet we are the movers and shakers
Of the world for ever, it seems.
L’Histoire a ses moments d’ironie; le “Nature Boy” eden abhez meurt des suites d’un accident de voiture le 4 mars 1995 à Los Angeles, soit trois jours avant la première de “City Life” de Steve Reich, le 7 mars 1995 à Metz, et tandis qu’au même moment, Diane Charlemagne chantait sur le morceau de Goldie:
Inner-city life / Inner-city pressure / taking over me
But I won’t let go / Your love